A peine lancé, Jumia food met une croix sur ses activités en Côte d’Ivoire, là où les autres foodtech continuent d’exercer. Un paradoxe passé à la loupe par des spécialistes en e-commerce.
Lundi matin, dans un restaurant d’Angré, quartier de la commune de Cocody située dans Abidjan nord. Ici, les tables sont disposées de manière à ce que chaque convive profite de la vue sur la terrasse. A chaque table, on entend différents débats autour de la CAN 2023 qui se joue en Côte d’Ivoire.
La satisfaction des clients, l’enjeu des services de livraison
Dans cette ambiance aux couleurs de la fête africaine du football, Martine, l’une des restauratrices, déclare que ses clients sont nombreux à faire récupérer leurs emplettes par des livreurs à moto affiliés à Yango Deli. Ils paient eux-mêmes les frais de livraison. Dans un autre établissement situé à quelques pâtés de maison, la tenancière du coin dit collaborer avec Yango Deli, Glovo et Jumia food. L’arrêt des activités de cette dernière entreprise a été annoncé en fin décembre 2023.
Ensuite, nous mettons le cap vers Mahou, un autre quartier de Cocody. Sur les lieux, nous sommes reçus dans le restaurant de Mme Kouassi. Elle aussi se satisfait de la relation avec les services de livraison à la commande. Cependant, elle fustige les acteurs qui « grossissent » les taxes du jour au lendemain. Troisième et dernière escale de notre tournée, le restaurant Chez Miss Zahui. Ici, Jumia food était le livreur le plus utilisé jusqu’à sa fermeture « brusque ».
Le marché de la foodtech en Côte d’Ivoire
En Côte d’Ivoire, Glovo (2019), Jumia food (2022) puis Yango Deli (2023) composaient les trois multinationales du marché de la Foodtech à côté des entrepreneurs locaux et des livreurs indépendants. Si la cessation d’activités de Jumia food devrait donner encore plus d’allant à ses concurrents, ce sont les interrogations qu’elle soulève qui intéressent les professionnels du secteur.
Interrogée par Reuters, la plateforme de e-commerce justifie cette décision par sa volonté de réduire ses coûts afin de devenir rentable. Une stratégie qui doit permettre à Jumia d’optimiser l’allocation de son capital et de ses ressources et poursuivre son chemin vers la rentabilité. Car depuis sa création, la livraison de produits alimentaires n’a pas été rentable. « C’est un segment qui est très difficile » avec « des pertes importantes », a expliqué le directeur général Francis Dufay.
Marketplace Vs Foodtech
Analysant la situation, Abasse Lyon, spécialiste en e-commerce, CEO & co-founder de Lyon Agency donne son avis : « A la base, Jumia n’est pas une foodtech, c’est plutôt une Marketplace qui a voulu étendre ses services pour devenir une Super App. Le problème, c’est que dans les pays où ils ont proposé ce service de livraison de produits alimentaires (Nigeria, Côte d’Ivoire, Algérie, Maroc, Kenya), il y a déjà des start-ups leaders mais surtout spécialistes de ce marché. Ces startups se sont concentrées sur « devenir le plus gros poisson du lac plutôt qu’être le plus petit poisson de la mer ». La foodtech est leur spécialité ; ce qui inclut un meilleur service que Jumia pour qui ce marché ne représente que 11 % des transactions. »
Abasse Lyon poursuit en ces termes : « Dans ce genre de contexte, le seul moyen pour le gros (Jumia) de battre les autres qui ne sont focus que sur cette niche, c’est d’injecter beaucoup d’argents dans le marketing et réduire les coûts du service (être donc moins rentable). »
« Les problèmes de gestion ne peuvent expliquer l’arrêt des activités »
CEO d’Aguima Agence, Jean-Michel Konin a également accepté de commenter cette actualité. « Je pense que cela a été une décision stratégique du groupe Jumia suite à l’évolution du marché du e-business en Côte d’Ivoire », souligne l’expert en commerce électronique. Selon lui, plusieurs acteurs sont arrivés sur le marché, ces dernières années, avec une force plus ou moins équivalente à celle de Jumia. Ce qui requiert de tous les acteurs des efforts supplémentaires pour conquérir des parts de marché. « Dans le même temps, explique-t-il, Jumia était déjà sur plusieurs segments à la fois dont celui des petites annonces. Peut-être qu’il y a une volonté de leur part de se concentrer sur d’autres segments et/ou de conforter leur place sur la Marketplace qui est leur vaisseau amiral. »
Pour Jean-Michel Konin, les problèmes de gestion avancés par des observateurs ne peuvent expliquer l’arrêt des activités de Jumia food. « Ce sont des problèmes que rencontrent tous les acteurs. Après, il ne faut pas oublier une chose : Jumia a été le premier vrai acteur e-commerce sur le marché. Ce qui veut dire qu’ils ont été les premiers à rencontrer les problèmes dont on parle. Quelque part, tous les nouveaux acteurs profitent du travail réalisé par Jumia », dit-il.
Aux entreprises qui, pour la plupart, ont une taille bien modeste que Jumia », la leçon à tirer de la fermeture de Jumia food serait donc « de bien d’étudier leur marché et de mettre la rentabilité au cœur de leur stratégie ».
« Les perspectives pour le secteur du e-commerce sont bonnes »
Par-dessus-tout, Jean-Michel Konin se veut rassurant : « Jumia food ou pas, les perspectives pour le secteur du e-commerce en Côte d’Ivoire sont bonnes, le potentiel est énorme. Vous n’avez qu’à passer une heure sur Facebook et vous verrez que les Ivoiriens (clients comme acteurs) ont déjà adopté les habitudes e-commerce. Maintenant, il y a de gros efforts à faire pour tirer le plein potentiel de cette activité. » Et pour y parvenir, les acteurs du secteur gagneraient à travailler main dans la main selon Jean-Michel Konin.
« L’État doit travailler main dans la main avec les acteurs pour créer une plateforme qui favorise le développement de ces futurs grands du e-commerce ivoirien. Il y a aussi des efforts à faire sur la formation car nous manquons cruellement d’experts sur certains métiers du digital. Il faut aussi que la Poste joue son rôle qui est celui du premier logisticien de Côte d’Ivoire. Il n’y a pas de e-commerce puissant sans Poste puissante, pour moi c’est primordial. Enfin, il faut que les agences et autres professionnels se penchent plus sur le cas des petits e-commerçants qui, encore une fois, sont pour moi l’avenir du e-commerce en Côte d’Ivoire. Jumia a déjà fait sa part, c’est à nous de prendre le relais maintenant », suggère-t-il.
Enquête express
Réalisée par Aida Soro