Entre les multinationales américaines et chinoises du secteur des technologies, et le continent africain, à qui profite fondamentalement la digitalisation en Afrique ? La réponse parait évidente, mais elle ne fait pas l’unanimité. Des experts dans ce domaine des technologies en Côte d’Ivoire affrontent leurs idées.
La digitalisation est-elle profitable aux Africains ?
« La digitalisation est-elle profitable aux Africains ? » À cette question, objet de réflexion d’un panel organisé par la structure Odace Consulting, tenu le 23 septembre 2022, à Abidjan-Plateau, Lyle Soboro, auteur-consultant et formateur en marketing, répond : « Dans une certaine mesure, oui, parce que tout le monde sort gagnant ». Pour lui, l’exemple de la digitalisation du commerce porté par Jumia est édifiant.
L’Afrique profite de la digitalisation mais…
Du reste, son argumentation est pertinente : « Grâce au e-commerce, grâce à Jumia, par exemple, des personnes qui n’auraient pas eu un emploi en temps normal en déposant leurs CV dans des entreprises, ont aujourd’hui un emploi. Des personnes qui ne sont pas allées à l’école ou n’ont pas fait de longues études ont aujourd’hui un emploi dans le secteur de la livraison. Elles ont des revenus qui leur permettent de se prendre en charge, de vivre décemment avec leurs familles ».
Bien plus, dit-il, la digitalisation a permis « à des gens au fin fond de leurs villages de gagner des clients hors de leurs zones, tout comme elle a permis à des petites entreprises sans grand budget de se faire connaître en ligne et de se développer, grâce au digital, par exemple, à la communication digitale sur de grandes plateformes comme Facebook. Par le passé, sans grands moyens, il était difficile de créer et faire prospérer son business, le manque de moyens bloquaient beaucoup de porteurs de projets. Avec la digitalisation, cette barrière est levée ».
Le grand profit revient aux multinationales
Sauf que le profit dont se satisfont les Africains, en général, Lyle Soboro, en particulier, est bien trop faible, comparé à celui des multinationales. Pourquoi ? Ehui Jean Delmas, CEO ICT4DEV, explique : « Dans le digital, notre métier, c’est de produire et collecter le data ou la donnée. C’est de l’or. La donnée est une matière qui sort du processus de digitalisation. Mais, où est-ce que cette donnée est stockée ? Qui la gère ? » Certainement pas en Afrique. Surement pas l’Afrique. Plutôt, les Etats-Unis et leurs GAFAM, pour être plus précis.
« Nous sommes tous sur Facebook. Donc, nos données sont stockées sur Facebook. Il va sans dire que nos données ne nous appartiennent pas. Elles appartiennent à Facebook. Celui qui a les données, c’est celui qui le pouvoir. Raison pourquoi ils se donnent le droit de bloquer des comptes. On croit que Facebook est gratuit. Mais, on se trompe. Nous sommes la marchandise de Facebook. Ce sont nos données qu’on lui vend », explicite-t-il.
La souveraineté numérique des Etats africains

Ehui Jean Delmas vient de jeter le pavé dans la mare : « On pense que les services digitaux profitent aux Africains parce que dans l’immédiat, on crée du contenu, mais derrière, le vrai profitant, c’est celui qui a la datas ou les données ». Il appelle aussitôt à construire la souveraineté numérique des Etats africains. « Il faut que nos données restent ici, qu’on puisse se les partager entre nous plutôt que de les transporter ailleurs, parce que les multinationales qui collectent nos données sont celles qui en profitent ».
Mais alors, comment relever le défi de la souveraineté numérique des États africains ? « Il faut créer des applications ici. Normalement, ce sont les boursiers que les gouvernements envoient dans les pays développés pour apprendre qui devraient faire ce travail. Hélas, quand ces derniers vont faire leurs études à l’étranger, ils préfèrent rester dans ces pays pour construire leur vie personnelle plutôt que de rentrer au pays et mettre leur savoir à son service », dénonce Ehui Jean Delmas.
La fuite des cerveaux numériques
À leur décharge, il admet que l’environnement digital dans les Etats africains n’incite pas au retour de ces cerveaux formés avec l’argent du contribuable. « En Côte d’Ivoire, aucune loi ne protège les start-ups. Du coup, chacun se contente de son boulot actuel puisqu’il n’y a aucun accompagnement. Et puis, vous remarquez tous que certains ministères préfèrent utiliser des mails comme Gmail ou Yahoo mail. Dans ces conditions, comment voulez-vous que la digitalisation ne profite pas massivement aux multinationales ? », s’offusque-t-il.
La souveraineté selon Ehui, doit commencer par le sommet. Les administrations publiques doivent se défaire des Gmail et Yahoo mail pour adopter : Gouv.ci ! Il reste que cette souveraineté, au cœur des grands enjeux numériques, est, pour l’heure, hors de portée. Abou Kamagaté, chef financier à Jumia Côte d’Ivoire en fait le constat. Ou du moins se résigne : « Est-ce qu’une entreprise purement africaine a les moyens d’entrer en compétition avec les multinationales sur un segment de digitalisation ? Ce n’est pas impossible, mais très difficile ». Selon lui, les multinationales ont permis de changer les mentalités, mais aussi l’environnement dans lequel tous les acteurs sont bénéficiaires ».
La digitalisation en bref !
La digitalisation, c’est transformer la vie d’une entreprise avec des outils digitaux pour faciliter l’exécution productive et optimale. Elle touche les départements comme la comptabilité, l’archivage, la communication et l’interaction avec les clients. Elle améliore un processus. Elle ne devrait, par conséquent, pas échapper à la souveraineté.
« Un peuple sans souveraineté est non seulement un peuple privé de liberté, mais un peuple menacé dans son existence », s’est écrié Jean-Marie Le Pen, au cours d’un meeting à Toulouse. La souveraineté numérique n’est pas facultative. L’Afrique devrait s’y mettre !
K. Bruno avec Nounty Aida Soro